Conte de Noel


Les petits souliers rouges



Article du Journal

l'Ouest-Eclair

Journal Républicain du Matin

Mercredi 25 décembre 1929


Texte Intégral

Mise en page remaniée


Il avait été gabier de misaine sur un vaisseau du roi Léouis. A bord de quel bâtiment apprit-il à danser sur une vergue de cacatois, à jouer à l'aluette et à connaître les aires du vent ? D'une de ces frégates, que traînait en proue une sirène dorée, du temps où l'on chantait chez nous :

Les Anglais, avec arrogance,
Sont venus attaquer Binic,

Mais les Binicas,
Qui sont de bons gas, .
Les ont renvoyés
Jusqu'à Dahouët.

C'est pour vous dire qu'il vivait sûrement avant la grande Révolution, en cette ère imprécise où l'on place celles des aventures humaines qui ont laissé souvenir dans les anciennes seigneuries du Penthièvre. J'ai ouï raconter à « grand-mère », cela suffit à situer le « pays d'imagination où on ne vieillit plus », dont parle Nodier quelque part, et où, son congé fini, le matelot s'en revint.

La terre, il en fallait alors, si l'on en croit le dicton, neuf jours pour nourrir un chien. En embrassant toute sa parentèle, il annonça qu'il naviguerait au commerce, mais avant de chercher un engagement, il s'en fut choisir l'alliance d'amour, à Lamballe, pour une fille avec qui il avait fait ses communions.

Où était-il, chez les nègres ou au cap Horn, quand on porta à nommer un petit gars bien bougeant, qui, en rentrant du baptême, vous mangea sa pelleronnée de bouillie tout comme un homme ? C'était le long voyage, à tout coup, au retour duquel Pierre Mahé, car il s'appelait Pierre Mahé, le gabier de misaine, dut monter vers cette église des services du matin qui semble trop petite pour le catafalque. Un dimanche après vêpres, on avait conduit au cimetière sa puérile épousée : « In paradisum deducant te angeli... »


La destinée, la rose au vent. Tout s'oublie. Il ne fut mention bientôt que de la folie à Pierre Mahé qui rasait les bûchons au brun du soir, pour venir conter fleurette à Tasie Boudehen.

« Lèvres minces et nez pointu

N'ont jamais rien valu »,

(Illustrations de Louis Catin.)
profère la sagesse rustique. Tasie Boudehen, lasse d'attendre, apparemment, s'était laissé mener épouser autrefois, par un vieux qui avait ses deux âges et une limousine sur le dos à longueur d'année. Il lui avait légué quand même une petite fille.

Un veuvier et une veuvière... Pierre Mahé ne pouvait abandonner son gars à la charge des parents de la défunte, deux bonnes gens qui n'en pouvaient plus. Il s'habilla de tous ses draps et monta au bourg commander les bannies.
* * *
Le garçon allait sur ses huit ans. La petite en avait-elle un de moins ? Ah ! ils étaient bien plaisants. Elle, avec son bonnet à trois pièces, sa petite jupe à corps et des yeux vifs comme une pochée de souris ; lui, calme et fort dans sa berlinge, sachant déjà mettre bravement ses pouces dans les goussets de son gilet à manches, et les cheveux crépus comme un petit saint Jean. Ils se donnaient la main pour aller apprendre la Croix de Dieu chez le père Simon, qui faisait l'expert, qui savait panser le bétail et qui consultait son prochain par les eaux. Quand il y avait du soleil, dans les clos aux profondes avenues de pommiers, on les trouvait assis près des ruches à souffler dans les musiques vertes qu'on fait avec les épis de blé.

Mais José ne l'avait qu'en apparence, ce vieux bonheur champêtre. Pendant que mon Mahé bourlinguait sur quelque brick, On racontait partout que, pour sa marâtre, le gamin était dans la vue. Elle vous avait une façon d'incliner la tête, comme une bête qui va corner, pour gémir : « En coûte-t-il à l'heure qu'il est, et le José-là qui mange !.. » N'était-ce que médisance, elle passait pour boire, elle, autre chose que de l'eau bénite.
* * *
Un vrai temps d'Avent, de la brume mal échardée. Ils commençaient de souper dans la pièce qui sent le lait ribot et la terre humide, quand ils entendirent secouer la porte. L'hésitation de la peur, la bouche pleine :
— Qui va là ?
— Est-il ici, la femme Mahé ?

L'inconnu sortit de l'ombre. Il avait le chapeau de cuir des marins de l'Etat et une douce barbe frisée. Il accepta sans façon une bolée de cidre au petit fosset. Les deux gamins semblaient seulement prêter l'oreille aux coups de maillet de la mère, dans le cellier. Après avoir supé la dernière goutte, il expliqua qu'il était d'Erquy, qu'à une escale il avait rencontré Pierre Mahé, que Pierre Mahé pour lors se portait de charme, qu'il donnait le bonjour à tout le monde, sans oublier une commission. Il hala son sac, sur lequel étaient peints un bateau à la voilure fantastique et une mer d'un bleu de campanule. Il desserra les cabillots et d'un mouchoir fit tomber deux petits souliers rouges :
— « Tout ce qu'il a pu acheter avant que je remonte dans la chaloupe. 
»
Deux paires de menottes potes se tendirent et, donnant coléreusement du genou contre le casson de la table, le petit José et la petite Rose, hurlèrent leur convoitise.
José reçut un va-te-laver :
— « En voilà d'un glorieux ! Les souliers rouges, c'est pour les filles. »


Il renifla longtemps pour faire rentrer ses chandelles. Noël approchait, et, en voyant les souliers rouges, José Mahé, justement, avait eu une idée, qui n'était point de farauderie.

Le père Simon lisait parfois à sa clientèle, après avoir replié l'écritoire de basane, l'almanach de Mathieu de la Drôme. José savait avant, bien sûr, que le petit Jésus était né dans une étable, comme qui dirait la leur, mais on ignorait encore en Haute-Bretagne, qu'il était des pays où les garçailles mettaient leurs chaussures dans la cheminée pour avoir des amusettes. Ses sabots de hêtre, il avait pensé que ça ne ferait point l'affaire. N'était-ce point, cette année, l'occasion pour José d'avoir un couteau de six liards comme Marie-Ange des Portes-Rouges ?

Jusqu'au 24 décembre, en cuisant avec les autres pâtours les pommes qui tramaient encore sous les arbres, le gamin rumina son dépit et se prépara à désobéir. Les souliers rouges, il les revoyait en rêve, brillants comme des miroirs et lisses comme la pelure d'un fruit qui va mûrir. Ils avaient gardé les reflets des couchants de quels royaumes enchantés et bizarres. La mère les avait mis, sans doute, de côté pour le dimanche des Rameaux où tout doit être neuf, l'air des routes, les feuillages dans l'église et les habits des enfants. Il savait où ils étaient cachés. Marche toujours ! Il trouverait le moment ..


La Boudehen, le cotillon troussé, son devantier de rayé en petite verge tout mouillé, revenait du puits. José la laissa entrer dans l'appartement du bas de la place, et, à pied de chausses, il se faufila le long de l'armoire jusqu'à la maie, qui sert de marchepied au lit-clos et dans laquelle on jette machinalement les vieilles hardes. Il était bien lourd, le couvercle, mais il le maintint du bras gauche, fourgonnant, fourgonnant parmi les chemises à col tuyauté, les serre-têtes et les coiffes de coton.

Elle, la marâtre, elle s'en vint à point nommé, avec son baquet. Elle le laissa choir ; elle laissa pendre ses gros bras. Un coup de tête en arrière, un bond de toute sa masse, et elle tordit, en là secouant, la main du gaillard trop curieux. Le couvercle s'abattit, avec son tout petit bruit creux, là, sur le cou, juste au - dessous de la nuque. Le pauvret ne fit pas couic. Après..., après la Boudehen essuya son front qui suait et détacha des brins de paille collés à ses joues.
* * *
Jamais elle n'avait été aussi gentille que pendant cette vigile de Noël. Il n'est point question, ce soir-là, de faire la levée, de prendre un petit air de feu, les cotillons troussés, pour aller se coucher, dès qu'on a torché l'écuelle. Serrés sur la grande pierre du foyer, il faut attendre la messe de minuit et empêcher les enfants de dormir. Rose ne se serait pas laissée aller à chopiller en faisant la révérence comme les poules à joue, si José avait été là. « Mais où qu'est José ? » demandait-elle, et la mère de répondre d'une voix blèche : « Laisse-le donc où il est, le vilain malfaisant. Il a dû s'en aller bouder chez son oncle. » Elle crachait dans ses doigts pour tordre le fil et quelqu'un serait entré qu'il n'aurait pas manqué ûe trouver qu'elle avait le bec bien sucré et la face bien émerillonnée. La petite, les mains dans le giron, commençait à pleurer. La femme posa sa quenouille. Il fallait s'habiller. Et puis, comme la haute pendule peinturlurée semblait, d'un de ses hoquets arrêter les minutes, elle prit sa fille par la main et, farouchement, au son de la goule et du sabot, elle se mit à danser :
Un cornet d'or à son côté,
les amants
sont volages... 

Son ombre, sur le mur, bondissait affreusement comme Morioche, le diable de Haute-Bretagne, qui saute sur le dos des voyageurs attardés. Pour la petite, dans le froid de l'heure, c'est comme s'il était advenu quelque chose. Il lui semble entendre, pour la première fois, l'eau mugir dans les vallées où les grands peupliers soufflent des ahans comme un bûcheron qui donne des coups de hache. Et la Boudehen qui crie, qui crie, à croire qu'elle essaie de couvrir la clameur.
* * *
Le bourg crépitait de pas, dans le gel. Rose avait été étonnée de trouver tant de calme, dehors. La vieille église ressemblait à une grange en feu, des lueurs à pleines fenêtres. Sous le porche tout sombre, la fillette entendit, accrochée à la cotte de sa mère, celle-ci se plaindre soudainement qu'elle était dans la gêne et le tracas. Elle qui chantait de si bon coeur, tantôt. Triste comme une poule qui mue, la Boudehen parlait des loups qui hantaient encore la contrée :
— Si José n'était pas chez son oncle !...
Elle savait bien, elle, qu'il ne reviendrait jamais.
* * *
C'était une de ces années calamiteuses, sans doute, comme il paraîtrait que nos ancêtres, en aient connu beaucoup. Dès que le vent tournait à la glace, le loup sortait des forêts, et il en abattait des lieues dans sa journée, croquant de ci, croquant de là. La nuit faite, au bas de ces interminables horizons où se terrent les bandes de vieux chênes et de bouleaux, dans le fouillis bas et sans limites d'où jaillit par endroits un pin désolé, on voyait s'allumer deux petites lanternes rapprochées qui s'éteignaient, pour reparaître un peu plus loin : les yeux du loup.

La Boudehen, en entrant dans l'église, croyait encore marcher vers les bois maussadement rebroussés. Bonne très Sainte Vierge, le couvercle était tombé sans qu'elle pensât à tuer, et elle avait senti, soudain, dans ses bras, le petit corps mou comme un sac de son. Talonnée par la peur, par cette folie qui l'avait poussée à danser tout-à-l'heure, pour oublier, manquant de tomber à chaque pas sous son faix toujours plus harassant, elle s'était dirigée vers les lisières d'où part le hurlement du fauve, qui grandit par saccades : lâchement, elle venait livrer le cadavre baptisé aux bêtes.
* * *
Les cloches, dans l'air cru, vacarmaient et à Rose, angoissée, elles imposaient la formulette des enterrements d'enfant : « Monte au ciel ! Monte au ciel ! » Le buisson des cierges trembla à travers ses larmes dans la nef qui faisait songer à un bateau renversé, et elle se trouva coincée dans le peuple qui se portait vers l'autel où était la crèche. Elle s'était reprise à pleurer et débitait toutes les prières qu'elle savait, pensant à José perdu dans les bouillons ou les janaies obscures, à José que le loup avait rattrapé.

Le petit Jésus n'était point alors ce bébé de cire d'aujourd'hui, si bien imité qu'on s'attend à ce qu'il crie « maman », même dans paroisses qui ont le moins de casuel. C'était une poupée de quatre sous, manièrement empaquetée dans de la grosse toile. Quand il vit venir Rose qui happait ses larmes sur sa lèvre, voilà qu'il se prit à sourire.

La pauvrette joignit les mains, mais une voix en elle déliait au fur et à mesure la supplique dont elle aurait voulu nouer, comme un bouquet, les termes polis : « Ramasse tous les os que tu trouveras dans le courtil, rassemble-les ces os. et tu reverras ton petit frère. » Elle ne comprit pas. bien, mais toute la nuit, pendant que dans le chaud des draps, elle pressentait les terreurs éparses dans le noir, elle jura dans son coeur d'obéir. Elle pensait à José mort, mais il y avait, en dessous, une drôle de douceur, la même qui vous fait un peu tourner le coeur, lorsque vont sonner les sanctus.

Au matin, quand la mère qui avait rêvé tout haut et qui s'était débattue, choisit, écartant les braises,
un brandon pour allumer la chandelle de rousine, elle sursauta au cri extasié de la petiote :
— « Oh ! regarde. »
— « M'as-tu fait peur ! »

Les petits souliers rouges étaient sur la bancelle, illuminant l'âtre de leur couleur si « réveillée » et il y avait, au-dessus, le couteau bleu qui faisait José saliver de convoitise, et un de ces gros poupards, le seul jouet que connurent nos aïeules. Un des anges qui chantaient « Gloria in excelsis » dans la fièvre de Rose avait dû s'arrêter là, et elle revit le sourire laiteux du petit Jésus. La Boudehen en restait les yeux sots, et pâle comme une déterrée.

Rose sortit, dans le matin de dégel qui scintille comme de traînées de limaces, qui suinte et qui fleure tiède la sève. Elle s'en fut, dans le closset, au bout du pignon, à l'orée du carré de choux communs où l'on jette les débris de poteries. Les os étaient en tas sous la meule, à aiguiser, qui tourne, sous un sabot percé. Le loup les avait honnêtement rapportés.

Elle les ramassa comme pour jouer, les disposant, ainsi que des brindilles, en rectangles et en carrés.
A peine se reculait-elle pour juger de l'effet que José se dressait devant elle, claquant des dents comme s'il avait couché à la belle étoile.
« Y a-t-il de la soupe de chaude ? » demanda-t-il.

La marâtre le vit passer sur le seuil, et s'effondra sur les genoux. Il ne la regarda même pas, et se coupa du pain. Il s'enquit simplement :
« C'est Noël. A quelle messe faut-il aller ? »

La Boudehen se coiffa aussitôt, loin de la glace, piquant les épingles au hasard. Elle n'attendit pas le second son de la grand'messe pour galoper vers le bourg. Celles qui attendaient leur tour au confessionnal se demandèrent bien ce qu'elle pouvait avoir à raconter de si long, mais elles furent encore bien plus ébahies par la suite, quand elles ne virent point femme rabattre plus benoîtement les oreilles à tous les offices. La Boudehen était convertie !

Personne ne le sut jamais, le fin mot de l'histoire. M. le recteur en prenant sa prise, et avant de lire le prône, annonça seulement que, pour la Noël, il y avait eu un grand miracle, un miracle aussi grand que celui de saint Nicolas. Il ne dit pas que c'était celui des petits souliers rouges.


On les vit longtemps, paraît-il, chez les descendants des Mahé, devant la boîte tapissée de papier bleu à grosses étoiles où il y a une sainte Vierge sur la cheminée. José, quand revenait le 25 décembre,
avait l'habitude de dire à ses garçailles, en leur rappelant ses mauvaises années et en leur recommandant de bien aimer le petit Jésus :
« Sans lui, eh ben, on n'aurait plus entendu parler de moi, que dans une complainte, à Lamballe, les jours de foire Saint Jean... »
« Des plus atroces des crimes,
Le plus monstrueux connu... »

FLORIAN LE ROY.


Page de l'ouest-Eclair
présentant l'article.





Retour Haut de Page

Retour au Menu principal