Article du Magazine - Vu - Année 1934 Texte Intégral excepté le prénom Mise en page remaniée |
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J’ai
entendu,
pour la première fois, parler de lui dans le
bureau
de poste d'un petit village breton,
à
Cleden-Poher: La buraliste qui est en même temps
l'épicière et la
pharmacienne, me faisait
attendre pour
prendre mon télégramme. Elle parlait avec le
bureau d'un village voisin quand, entre quelques
propos, j'entendis « Quoi ? enfumé ?... qui
l'a enfumé ?... pas possible, il s'est détendu ?... est-ce dangereux ?... à
la main ? Il la mordu
à la main ?
il
a
donc défendu son trou ?... mais où a-t-il
filé ?
»
Il s'agissait d'un être bizarre, qui vivait en sauvage dans une région voisine et inculte. On venait d'essayer de le déloger de sa tanière. |
P. Boudehen, homme libre, le Robinson des Montagnes Noires. |
Quelques jours plus tard, je revins dans la région. Abandonnant la route nationale 169 qui va de Rennes à la pointe de Pen-Hir, j'en ai pris une plus petite qui longe les Montagnes Noires. Un poteau en bois vermoulu indiquait : Spézet 8 kilomètres. Bifurcation. |
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Au
pied des Montagnes Noires,
au coeur de la Bretagne, c'est là que vit Boudehen, tout près du canal de Nantes à Brest. |
Ce fut une véritable chasse à l'homme qui a commencé dans la mairie du patelin, à Spézet. L'adjoint au maire me mit au courant. P. Boudehen était cultivateur avant la guerre, vivait tranquille dans une petite ferme avec sa femme et ses trois enfants. Il était très dévot et mystique. Il fit la guerre, en revint : on constata chez lui un étrange changement. Il quitta maison et famille pour commencer à courir les bois, coucher le long des berges. |
Il fuyait tout le monde, même les siens. De temps en temps, il échangeait quelques paroles avec un berger ou un pêcheur. La malignité publique et la curiosité avaient mis quelques personnes sur ses traces et on avait, à plusieurs reprises, saccagé son abri. J'ai consulté les registres de l'état civil. J'ai vu la dernière liste sur laquelle son nom figurait encore et celle de 1926, où il a disparu, devenu soudain, par miracle, inexistant pour les autorités. Par un sentier qu'aucun pneu Michelin n'avait encore dû profaner, j'ai atteint la maison où se trouvaient la femme et les enfants de Boudehen. |
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Une vieille femme, visiblement ahurie, s'éclipsa derrière un mur. Enfin, un jeune homme, à l'air sportif, s'approcha en sifflotant et me dit que personne, dans le pays, ne parlait français. Il me servit d'interprète et de guide, mais la femme Boudehen soit qu’elle ne voulut rien dire, soit qu'elle n'eût rien à m'apprendre, ne fut d'aucune aide dans mes recherches. Sans nouvelles de lui, elle vivait avec ses enfants, cultivait les champs, grâce à une petite pension qui lui était versée. |
A la mairie de Spezet, le nom du solitaire figure pour la dernière fois sur la feuille de recensement de 1926. |
Boudehen devait être quelque part le long du canal de Nantes à Brest, région poissonneuse, fait important pour lui. J'ai bien trouvé le canal sur ma carte. Pas un village indiqué, pas le moindre petit chemin pour conduire à lui. Je parque la voiture là, où s'arrête la dernière trace de chemin carrossable dans la brousse. Un sentier descend entre des roches moussues et des hautes fougères ; arrivé à une carrière abandonnée, j'y aperçois la surface tranquille du canal. Une vieille écluse, vieille peut-être de cent ans. En face, une maisonnette basse qui est habitée. Du linge pend à une corde. Un chien aboie. Devant moi se tient un homme. Ce ne peut pas être P. Boudehen, c'est un vieux monsieur, bien rasé, avec un col blanc, qui me regarde étonné. C'est l'instituteur du village le plus voisin, il vit ici. Il me raconte tout ce qu'il sait de P. Boudehen, et me dit de le suivre. Nous marchons le long du fleuve où il n'y a ni route ni chemin. Il grimpe à droite, écarte des branchages et nous voici devant l'entrée d'une excavation. Ici, dit-il, Boudehen avait son trou jusqu'à l'année dernière. Je m'y laisse tomber et avec ma lampe de poche, je vois un puits abandonné, dépendant de la carrière. D'un côté il y a une espèce de socle en pierre. qui, couvert de fougères séchées, pouvait servir de lit au troglodyte. Dans un autre coin, comme un foyer primitif. Le professeur m'explique que le bonhomme a été délogé de cette tanière et, en nous quittant, lui aussi me dit que Boudehen doit se cacher le long du fleuve. Un jour, je flâne le long du fleuve, loin des régions déjà explorées. J'aperçois sur le talus dans les broussailles aux pousses vertes quelques branchages morts. La mousse semble piétinée. Je suis la trace à peine visible et arrive tout à coup au bas d'un rocher qui surplombe. Au-dessous une espèce de caverne. Dedans un fagot de bois sec et une couche de foin. Une forte branche taillée est appuyée devant l'ouverture. Je vois les restes d'un feu entre des pierres noircies. Je suis aux aguets. Voilà la demeure encore chaude du sauvage de la Montagne Noire. Je trouve encore des arrêts et des engins de pêche primitifs. Il y a encore des marches à grimper vers le promontoire d’où on a une vue sur toute la vallée. |
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Je redescends sur la berge. Là, un marmot pousse une vache devant lui. En hâte je pose ma question pour la énième fois et une petite voix claire répond : « Y a juste dix minutes là-bas. Y pêchait.» Malgré moi, je commence à courir, je me planque en observant comme le chasseur si le vent ne me signale pas au gibier. Stop. J’entends un chant, sans paroles, à peine un bourdonnement. |
Il lava, où il l'avait pêché, le poissson qui allait faire notre repas. |
En marchant dans la direction du bruit tout à coup se dresse devant moi la silhouette d'un être humain qui se confond avec les broussailles, tant ses oripeaux ont pris une patine brunâtre. Il chante toujours. Très occupé à détacher un gros poisson de son hameçon, il ne m'a pas entendu venir. Ce n'est que quand, arrêté juste devant lui et que, tout excité, je crie : «P. Boudehen ?» qu'il fait volte-face, comme un gibier surpris. Sa méfiance se dissipe. Par mes longues randonnées je suis devenu quelque peu «un assimilé». Les premières minutes, nous parlons peu. J'admire son butin, trois gros poissons, longs presque d'un demi-mètre, aux écailles dorées, posés sur l'herbe. Je lui demande comment il s'y est pris, quand j'en ai vu tant d'autres passer des journées entières et revenir avec un goujon. Il sourit avec malice. Et c'est une expression extraordinaire dans ce visage de Christ. Il m'explique que tant d'années passées le long de la rivière lui ont appris à appâter, à trouver les endroits poissonneux et surtout à bien manier ses engins de pêche. Il avait eu beau passer ses recettes à d'autres, ceux-ci ne savaient pas en profiter. Avec la ruse primitive d'un sauvage il a sa chasse «gardée» et ses secrets de chasse. C'est d'ailleurs un être plein de générosité et de franchise. Je lui demande son âge. Il penche la tête en me regardant en dessous :«Dis, je n'ai pas de cheveux blancs ? Tu sais, je n'ai pas eu de miroir depuis sept ans...» En parlant de chasse et de pêche, nous devenons presque amis. Bien qu'il flaire ma curiosité, il m'inviteà partager son repas. En un tour de main, il attrape un poisson, va le laver là où il l'a pris. Le long du buisson, il ramasse des brindilles mortes et les pose au pied d'un arbre, près duquel nous nous tenons. Avant que j'ai le temps de prendre dans ma poche mes allumettes, il tire de son sac une pierre et un frotteur en acier. Dans une boite, il a des petits morceaux de bois vermoulus qui, après trois fortes étincelles prennent feu. Il souffle dedans, tient les branchages secs sur la boîte, pousse en un clin d'oeil le brandon sous le tas de bois. Voilà le feu qui pétille. Deux rameaux verts dépouillés sont posés sur le feu qui se consume et par-dessus le poisson. |
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Tant d'années
passées le long de la rivière
lui ont appris à bien manier ses engins. |
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Le repas est savoureux. Le poisson est tendre et rose et grillé à point. Si les épices manquent. il y a un arrière-goût de feu de bois. A la place du pain, qu'il refuse d'acheter, il me donne des gros champignons crus, frais d’aujourd’hui. Pour le dessert. Des mûres parfumées. Il se raconte, avec un peu deréticence. On l’a fait prisonnier. On l’a envoyé très loin comme bûcheron, prêté à des paysans, avec lesquels il ne pouvait pas parler. |
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Le feu de branche et de brindilles pétille. Le poisson sera cuit à point. |
Dans cette atmosphère – mélange de prison et d’abandon – il faut chercher l’origine de ses singularités. Son état s’accentua peut-être encore à son retour, lorsqu'il fut incriminé pour un délit de vol. Il en a gardé une aversion contre tout ce qui est police, procédure, propriété privée. Il a peur de toucher tout ce qui ne lui appartient pas. Ce dernier sentiment va si loin qu'il refuse mon bon canif que je voulais, lui laisser en souvenir et qu'il ne veut pas me toucher la main au moment de lui dire au revoir. |
A ses souvenirs d'uniforme, où la police et l'armée se confondent, s'ajoute la peur des mauvaises gens. Car il n'a plus qu'un désir : la paix. Il n'attend rien de la protection, de la patrie, des organisations, pas plus qu'on ne doit attendre de lui impôts et sacrifice de sa liberté. Il ne veut pas travailler, mais il ne veut pas d'argent. Il n'accomplit aucune bonne action et n'en attend pas des autres, ce qui ne l'empêche d'être un hôte parfait. Il
nie tous rapports
avec des hommes, même avec sa famille, Il a besoin de peu
pour sa nourriture et
ses vêtements et se débrouille.
Légère contradiction : il
a sur lui un chandail qu'il n'a sûrement pas tricoté
lui-même ; il m'a
confié qu'il avait en amont du fleuve
une cachette avec quelques instruments
de pêche en réserve, des sabots qu'il avait taillés et je
crois même une couverture pour les nuits d'hiver. Sa
tête est couronnée par un
ridicule petit
chapeau d'enfant qui
forme un contraste criard avec ses boucles et sa barbe
d'apôtre. Cela peut donner à
soupçonner qu'un de ses marmots
vient parfois le trouver avec un panier rempli et que par les nuits de
tempête quand tous sont à l'abri, lui-même
cherche son toit familial,
craintif, comme une bête sauvage, pour en repartir
aussitôt. Je lui demande où il dort en ce moment. Mais là sa méfiance à mon égard n'a pas encore tout à fait disparu. Il me répond qu'il n'a pas d'endroit fixe, il s'étend là où il se trouve. Je ne lui dis pas que je viens de découvrir son palais, très content en moi-même d'avoir effacé mes traces et d'avoir redressé les branchages tordus. C’est le crépuscule. Les brouillards montent de l’eau, le feu brille moribond. Je prends congé et lui demande où je le trouverai les jours suivants. |
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J’ai envie de revoir mon sage. «Pendant deux jours» dit-il «je reste pêcher là, après j’irai plus loin…» Revenu le troisième jour à la même place, je ne le trouvai plus. L’abri était abandonné… Un homme dans une barque me cria qu’il l’avait vu la veille au soir… qui repartait. Hug Block (Version
française par Andréas)
Photos Hug Block |
Déjà Boudehen disparaissait dans les broussailles. |